Larsen #2 : Prémonition
Prédictions (Alex Proyas, 2009) (à 1'00") :
Tawain TransAsia (vidéo amateur, 2014) :
JPL
Prédictions (Alex Proyas, 2009) (à 1'00") :
Tawain TransAsia (vidéo amateur, 2014) :
JPL
"Cutter's way" est un beau film sur les perdants de l'Amérique à la charnière entre le cinéma des années 70 et 80, entre paranoïa conspirationniste, désillusion et vide existentiel à l'aube de l'ère Reagan.
Le film suit un trio d'amis à la dérive, en Californie (Santa Barbara). Richard Bone (Jeff Bridges) est un demi-looser, séducteur passable, marin d'eau douce pour touristes friqués. Son meilleur ami Alex Cutter (John Heard), vétéran du Vietnam mutilé, noie son désespoir et sa rancoeur dans l'alcool, faisant sombrer peu à peu avec lui sa femme Mo (Lisa Eichhorn). Une nuit, Bone tombe en panne dans une ruelle sombre. Une limousine s'arrête non loin derrière. Le conducteur en sort pour jeter quelque chose dans une poubelle. Et repart. Bone observe son manège et quitte les lieux. Mais le lendemain, la police découvre dans la poubelle qu'il s'agit du cadavre d'une jeune femme. Bone n'est pas très sûr d'avoir vu le visage de l'assassin ; mais bientôt il semble le reconnaître dans les traits de J. J. Cord, l'homme le plus puissant de la ville. Hésitant, il est entraîné dans une croisade pour démasquer Cord par son ami Cutter, lequel croit dur comme fer à sa culpabilité.
Ce film noir d'Ivan Passer, à la mise en scène sobre et mesurée, présente pourtant une vision bouleversante de l'Amérique et de son cinéma au début des années 80. Il condense peu à peu, dans une atmosphère embrumée par une gueule de bois permanente, une grande partie des mythes, figures et questionnements qui avaient fait la grandeur du Nouvel Hollwood dans les années 70. Mais cette brume est comme une enveloppe funéraire pour tous les espoirs déçus de la contre-culture. Le soleil brille à présent sur les lunettes noires du magnat JJ Cord, dans lesquelles se reflète un monde aux rêves formatés par Disneyworld.
Les deux personnages, Bone et Cutter, incarnent ainsi chacun une figure typique de chaque monde : Bone est un amant médiocre, un hédoniste malheureux et sans idéal, soit la version perdante du héros du cinéma "reagannien" (revival cynique et brutal de l'american way of life des années 50). Incapable de s'engager ou d'incarner quoique ce soit, sa seule échappatoire réside dans l'air du large qu'il prend parfois en bateau, comme une drogue qui l'emmène hors du monde pour quelques heures. L'horizon de ce monde : se conformer ou mourir (se droguer).
Cutter, lui, représente la contestation possible fantasmée par la contre-culture, et la croyance que l'on peut trouver un coupable pour toute la violence du monde. Il est l'homme qui a cru au rêve américain et au bien-fondé de la guerre du Vietnam, celui qui en a payé le prix et dont la société cherche à enterrer le mauvais souvenir. Le meurtre de la jeune femme est pour lui l'occasion de rendre justice, car elle est a priori emblématique de l'impunité totale des puissants de ce monde. Cutter a besoin d'incarner le mal qui a dévasté sa vie, ses rêves et ses croyances.
Et c'est là que le film devient absolument passionnant : car en effet à aucun moment nous ne sommes certains d'avoir, avec Bone dans la ruelle sombre, aperçu le visage de l'homme aux lunettes noires. Impossible de faire retour sur cette image, devenue pure projection mentale. Il faut visionner le film une seconde fois pour découvrir qu'en fait on ne voit rien de cette silhouette meurtrière. On aurait pourtant juré avec Bone avoir distingué une paire de lunettes noires... mais rien. Nous ne pouvons donc pas trancher (Bone a-t-il vu quelque chose de plus que nous ? la mise en scène ne le dit pas, mais ne dément pas non plus).
C'est cette indécision qui évite au film de verser dans une intrigue simpliste, et l'emmène au contraire sur un terrain mouvant, entre Cutter qui joue sa revanche et Bone qui rechigne à l'épauler, alors qu'il est lui-même le témoin involontaire à l'origine de cette histoire.
En miroir de cette intrigue principale, il faut aussi évoquer la mort de Mo, la femme de Cutter : retrouvée morte après une nuit passée avec Bone, il est là aussi impossible de savoir si elle s'est suicidée, ou si sa mort n'a pas été causée accidentellement par le chauffage au gaz défectueux. Là encore la mise en scène refuse de prendre parti pour l'une ou l'autre des interprétations. Non pas par souci de préserver un suspense d'intrigue policière, mais pour laisser chaque fantasme se déployer, et comme pour signifier que la vérité est parfois impossible à faire éclore. Pour Cutter évidemment, c'est la version complotiste-paranoïaque qui l'emporte (le meurtre de Mo comme un avertissement pour faire cesser leur enquête contre JJ Cord).
Lointains échos du traumatisme de la mort de JFK, dont on aurait perdu le film de Zapruder.
En définitive, Cutter se bat contre un monde dont le modèle est la soumission à une jouissance décérébrée, aliénante, qui ne perpétue qu'en apparence le rêve américain de la poursuite du bonheur et du droit à la liberté. Ce n'est plus que la liberté d'être béatement "entertained". Quelle rage magnifique et dérisoire s'empare de lui lorsqu'il tire à bout portant avec son arme de soldat sur une peluche Disney, gagnée par sa femme au tir à la carabine... rage et impuissance absolue face à la soumission généralisée, cette soumission de masse à la parade abrutissante et niaise des Mickey et consorts.
Le final, superbe charge de cavalerie kamikaze sur le quartier général du tout-puissant JJ Cord, conduit vers un dénouement pétrifiant : Cutter ayant lancé son cheval au travers de la baie vitrée, fracasse le "plafond de verre" qui le sépare des plus hauts lieux de pouvoir, ici le bureau personnel de Cord. Cette traversée lui coûte la vie mais donne à Bone, présent à ses côtés, l'opportunité de saisir son arme, et de la pointer sur Cord. A ce moment précis Cord n'a toujours pas avoué le crime dont l'accuse Bone. Et il a cette phrase terrible, prononcée avec une arrogance sans limites : "what if I did ?". Il accompagne ce défi lancé à Bone en chaussant devant lui les fameuses lunettes noires censées l'identifier comme le tueur. Il faut alors lire la TERREUR absolue dans le regard de Bone, devant cette face sans visage, et ce reflet vide et noir. Le plan qui s'ensuit où Bone appuie sur la gachette et fait feu en direction de cette image opaque est coupé au moment même où le canon s'enflamme. CUT TO BLACK et générique. Il n'y a pas de contre-champ sur Cord si bien que l'on ne sait pas s'il a été touché. Cette absence de contre-champ est capitale car elle laisse entendre que la figure du pouvoir, en tant que figure du mal et de l'oppression, ne saurait être atteinte dans ce monde. Le final insiste au contraire sur la terreur qu'il inspire à Bone, sur le point d'être pétrifié comme s'il avait regardé en face la Méduse. La noirceur ultime du film saisit le spectateur à la gorge et ne le lâche plus bien au-delà de la projection elle-même.
Autant le pouvoir se diffractait en réseaux insaisissables, dans les thrillers partanoïaques des années 70, aboutissant en général à un égarement du héros dans le dédale de son enquête ; autant ici le pouvoir s'affiche sans complexe dans une incarnation paradoxalement intouchable, indestructible. Bone tire sur une image sans consistance.
A ce titre on peut revenir sur l'ouverture même du film, qui donne une clé formelle intéressante pour comprendre cette impasse : elle se situe dans l'enchaînement du générique et de la première séquence. Nous assistons lors du générique à une parade typique de la tradition américaine, mettant en scène une représentation de son histoire parfaitement lisse et cadrée, avec des figures emblématiques (cavalerie, etc.), conformes au roman national (ou local). Des sortes d'images d'épinal. Des femmes en robe blanche dansent sur les côtés, et la robe de l'une d'entre elles vient balayer l'écran, créant une sorte de volet naturel avec l'image qui s'ensuit, un motel minable dans une rue mal éclairée. Il faut noter que la robe, dans son mouvement, a été détourée précisément pour découvrir tel un véritable voile l'image suivante. Il est donc clairement signifié ici que l'image que l'Amérique se donne d'elle-même est faite pour recouvrir sa réalité. Dans ce mouvement, dans cet enchaînement, il y a le mensonge de l'image fabriquée (hollywoodienne) pour nier l'image "réelle". Toute la problématique et l'enjeu formel du film est là, résumé en quelques secondes. Et Cutter et Bone ne savent pas se battre contre des images. Les voilà ensevelis, étouffés par la production d'images à venir, qui dans les années 80 va totalement reformater le cinéma américain, évacuant les embardées contestataires de la décennie précédente. Bientôt, les héros sacrifiés de "Voyage au bout de l'Enfer" seront remplacés par "Rambo 2".
C'est toute la beauté et la tristesse de ce film d'Ivan Passer que de faire ce constat, en accompagnant la lutte, perdue d'avance, mais de résistence glorieuse, de ses deux laissés pour compte.
JPL
"Cutter's Way" est ressorti dans les salles françaises le 25 juin 2014 (distribué par Carlotta).
Il est disponible en Bluray et DVD chez Sidonis Calysta.
Après avoir disparu de nos contrées dans les années 60 (et non sans avoir inspiré à Roland Barthes une entrée remarquable de ses "Mythologies"), le catch revient aujourd'hui par la petite fenêtre télévisuelle, grâce à la WWE ("World Wrestling Entertainment"). Littéralement "Divertissement Mondial de Catch", cette entreprise de spectacle sportif détient actuellement un monopole absolu dans son domaine, et développe son empire à tout va (DVD, web, VOD, TV-réalité, merchandising, déclinaisons de programmes...). On a pu voir en France, au début des années 2000, quelques-uns de ses shows retransmis sur les chaînes cheap et trash de la TNT ; mais grâce à internet et au nouveau portail ouvert par la compagnie (wwe.com), il est désormais possible de suivre en direct le phénomène.
A quoi ressemble le catch de la WWE ? Probablement à rien de ce que vous connaissez.
L'émission phare est "Monday Night Raw", diffusée tous les lundis soirs de l'année, sans exception ; le show dure trois heures. Trois heures hebdomadaires qui concentrent toute la vulgarité, toute la sophistication, et tout l'art du simulacre dont seule l'Amérique semble avoir le secret. Un enchaînement ininterrompu de combats, de joutes verbales, de rituels extrêmement codifiés, et de foule en délire.
Tout d'abord, les catcheurs, "superstars" autoproclamées, qui s'affrontent dans un but ultime : décrocher le titre de champion du monde. Qui sont-ils ? Des armoires à glace bodybuildées certes, mais peut-être aussi et avant tout, des acteurs. Chacun a en effet son "character" (personnalité ou bien, justement, "personnage") bien défini, qu'ils affichent avec un sublime orgueil, et défendent avec acharnement ; du plus kitsch au plus branché, du plus sage au plus rebelle, il y en a pour tous les goût. Chacun possède son look, sa musique d'intro, ses prises ("moves"), sa "catch phrase" (mantra)... On ne peut ici tous les évoquer, mais certains, à l'origine de véritables phénomènes de mode, valent le détour. Daniel Bryan constitue à ce titre un bon exemple récent, car il a su prendre à contre-pied les canons esthétiques du genre : modérément musclé, courtaud, mais n'hésitant pas à débouler dans l'arène au son de la chevauchée des Walkyries, ce petit catcheur pugnace et arrogant a fini par emporter l'adhésion du public, malgré les nombreuses humiliations qu'il a subies (trahisons de sa petite amie, du manager, moqueries sur son physique). Fondateur du "Yes movement", il aime parader en sautillant, les index pointés vers le ciel, en exultant une série de "Yes ! Yes ! Yes!" bientôt reprise par des stades entiers. Son T-shirt représente un bouc fonceur, qui rappelle ses attaques périlleuses depuis la troisième corde, barbe hirsute au vent ("flying goat").
L'entrée en scène de Daniel Bryan :
Il serait trop long d'évoquer chaque personnalité, mais on peut tout de même citer pour le plaisir quelques-unes des prises qui constituent la marque de fabrique des catcheurs, leur signature, et qui concentrent en général, dans un seul geste (et donc une forme), l'idée qu'ils portent en eux ; la plus célèbre d'entre elles est sans doute l'enchaînement très chorégraphié de John Cena (superstar au firmament depuis une dizaine d'années) dénommée "You can't see me" : une série de coups d'épaule et un aplatissement en règles couchent l'adversaire au sol ; avant que ce dernier ait pu reprendre ses esprits, Cena prend de l'élan dans les cordes, s'approche, ralentit, mime de se débarrasser d'une poussière sur l'épaule, et laisse tomber son poing droit sur le front de la victime ("Five Knuckle Shuffle", ou, en gros, "la navette à cinq branches"). Laquelle se relève en titubant, aussitôt prise sur le dos du vainqueur comme une vieille chiffe molle. Cena regarde alors le public bien en face ; puis, avec une détente impressionnante, il envoie son adversaire valser par-dessus sa tête, en décrivant un arc de cercle, pour l'écraser au sol de tout son long (c'est le "Attitude Adjustment", "AA" pour les intimes, qu'on pourrait traduire par "je vais corriger ton insolence"). Tout est toujours dans la sophistication du geste et la beauté de sa mise en scène, plus que dans sa violence supposée. Même un coup de genou dans le visage, a priori quand même brutal, devient splendide lorsqu'il est annoncé par C.M. Punk (étoile filante du catch) avec son "Go to sleep" ("Va te coucher"), précédé d'un sourire espiègle, les deux mains jointes sur la joue.
John Cena : Best moves
Le "Go To Sleep" de CM Punk :
Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, le catch est aussi une langue. Une très large part des représentations est occupée par la parole. Catcheurs, autorité, managers, coach, commentateurs.... L’art du boniment préside et conditionne même tous les combats. Chaque émission débute en général par la prise de parole d’un catcheur, se justifiant d’un échec ou se vantant de ses exploits passés ou à venir. L’arrogance de leurs interventions provoque régulièrement des réactions d’adhésion ou de rejet de la foule, qui prend un plaisir certain à huer ou acclamer tel ou tel champion. De véritables joutes verbales s’ensuivent entre les antagonistes, dans le simple but de faire monter la tension, et de la porter à un tel point que seule l’agression physique entre les orateurs puisse la conclure. Les protagonistes qui excellent dans cet exercice sont évidemment les plus malhonnêtes, les plus manipulateurs (les membres de l’autorité managériale, les catcheurs parvenus au titre par la ruse et la triche), ou les plus arrivistes. Une personne en particulier décroche la palme du bonimenteur enflammé : Paul Hayman, manageur (ou « advocate ») des stars les plus agressives (les « Paul Hayman guys »). Chacun de ses discours, mensongers, manipulateurs et méprisants envers le public, déclenche une sorte de jubilation mêlée de haine dans son auditoire. Il est tout à fait le « méchant qu’on adore détester », dont parlait Hitchcock pour ses films. Son personnage d’avocat véreux, fourbe et conspirateur, à la diction parfaite et à la rhétorique imparable, mais au physique disgracieux, est à ce jour le plus brillant orateur de la WWE.
Une diatribe de Paul Heyman (à 1'20") :
Une signature de contrat qui tourne mal :
Tous ces catcheurs sont donc au fond des acteurs autant que des athlètes, et la source de cette étrange synthèse est à trouver du côté de la pantomime (le cirque) et du cinéma burlesque. C’est en effet le langage du corps qui prime, c’est lui qui permet au spectateur éloigné de comprendre les affects en jeu dans tel ou tel combat. On sait que Buster Keaton notamment était un remarquable athlète, et nombre de techniques utilisées dans ses films pour accomplir ses cascades sont ici reprises par les catcheurs (par exemple, une chute à plat sur le dos, bien qu’impressionnante, est en réalité à peu près indolore).
Et puisque l'on évoque la violence à l'œuvre dans le catch, il faut évidemment rappeler que tout est faux et simulé. A l’échelle des combats tout d’abord, on constate que les coups portés ne provoquent nulle ecchymose, et que le sang coule rarement (petite blessure accidentelle) ou alors à dessein (provoqué par une petite coupure bénigne auto-infligée). Les catcheurs accompagnent toujours le moindre coup de poing en tapant du pied sur le sol (pour le faire « sonner »), un écrasement est toujours discrètement amorti, et d’une manière générale la réussite d’une prise, aussi violente qu’elle puisse paraître, résulte toujours de la complicité entre les adversaires : celui qui reçoit le coup simule l’impact autant que celui qui le porte en retient la force. Il est absolument impossible de se méprendre sur la réalité physique des combats, et c’est d’ailleurs ce qui fonde l’intérêt même de ce spectacle. Les enfants sont les premiers à le reconnaître et à en comprendre le jeu, au sens d’amusement, mais aussi au sens d’écart entre violence réelle et simulée, pour le pur plaisir du « faire semblant », et de la complicité qu’il suppose.
Les roulades de Buster Keaton :
Comment réaliser le "Go to sleep" de CM Punk sans porter le coup :
On doit d’ailleurs ici distinguer entre le rendu « live » des spectacles et sa retransmission TV en direct. Car on doit constater que l’expérience de vision du catch à la TV est infiniment supérieure à celle du stade ou de l’arène, « en vrai ». En effet les « trucs » utilisés par les catcheurs pour simuler leurs coups demeurent trop évident, lorsqu’on les observe toujours du même angle, depuis telle ou telle place dans les tribunes. En revanche, la mise en scène télévisuelle permet non seulement de les dissimuler mais aussi d’en décupler l’efficacité. Elle a recours pour cela au montage cinématographique, qui permet par exemple de faire croire à la réalité d’un coup de poing avec un simple changement d’axe de caméra, ou un changement d’échelle de plan. Ainsi, dans la captation TV de « Monday Night Raw », la quasi-totalité des coups s’accompagne de ce type d’effet, et déploie plus généralement un impressionnant dispositif de caméras sur grue, à l’épaule, en longue focale… Le tout est utilisé de manière extrêmement codifiée et millimétrée, malgré les contraintes du direct. Un véritable langage visuel spécifique au spectacle de catch a été pensé et développé pour le retranscrire au maximum du plausible. Car dans un étrange effet de retournement, ce qui est à l’origine un pur médium télévisuel devient du cinéma.
Ainsi le « contrat » habituel qui prévaut entre le spectateur et les images diffusées en direct par la télévision (« je sais que ce qui est filmé est réel, mais je doute de la mise en scène ») s’inverse ici dans les termes imposés par le cinéma (« je sais que ce qui est filmé est faux, mais quand même je veux y croire »).
Bryan, Ziggler & Ambrose VS. Barrett, Stardust & Harper (16 Mars 2015) :
A l’échelle scénaristique ensuite, on sait bien évidemment que « les combats sont truqués », à savoir que leur issue est systématiquement fixée d’avance. Des lignes de scénario préétablies guident les rivalités et la résolution des conflits, avec une science maîtrisée de la narration dans le genre du feuilleton, aux rebondissements sans cesse renouvelés. Car le catch de la WWE va bien au-delà de la simple organisation des combats : les storylines s’étendent aux vies personnelles des catcheurs, impliquant leurs familles (amours, amis, parents, mariages…), leurs contrats (signatures, licenciements), leurs démêlés avec la justice (interventions policières musclés en pleine émission), les querelles en backstage, les conflits avec la direction… et même les commentateurs amenés à régler leurs désaccords sur le ring (avec l’inénarrable Michael Cole). Tout un univers « méta-narratif » se déploie, qui englobe le fonctionnement même du spectacle, et permet aussi d’en intégrer la critique. Le système est ainsi régulièrement dénoncé pour son injustice, sa partialité, sa brutalité, ses manipulations. C’est l’autorité managériale qui l’incarne et elle use et abuse de son pouvoir sur la carrière des catcheurs ; elle finit généralement par être renversée au bout d’une saison, et par être remplacée, dans une sorte de « reboot » du système, qui repart de plus belle.
Un des plus splendides exemples de ce pouvoir qui met en scène et se met en scène : l'attentat contre Vincent McMahon, fondateur et propriétaire de la WWE. En toute fin du "show", une caméra portée le suit hors du bâtiment, pour rejoindre sa limousine, le regard inquiet. En un fabuleux plan-séquence, on le voit monter dans sa limousine, claquer la porte, et... disparaître dans une énorme explosion ! En direct bien entendu. L'épisode s'achève ainsi dans une stupeur généralisée. Pendant plusieurs mois ses héritiers se déchirent pour trouver le coupable et prendre les rennes de l'entreprise, mais le patriarche finit par refaire surface, en justifiant cette mise en scène pour avoir voulu tester leur loyauté. En définitive, comme dans tout bon film de Brian De Palma, celui qui maîtrise la mise en scène détient le pouvoir réel sur les autres. Et comme chez le cinéaste, c'est la maîtrise du regard qui compte ; et de fait, c'est systématiquement à la faveur d'une distraction exercée par un tiers que les catcheurs "honnêtes" sont vaincus par d'autres, moins valeureux, mais plus cyniques et roublards.
L'attentat contre Mr. McMahon :
Mais au milieu de toutes ces mises en scène de la machine-spectacle, de tous ces retournements et mises en abîme, subsiste toutefois un angle mort : celui des auteurs réels qui gouvernent ce monde, ou pour parler techniquement, ceux qui sont placés hors de la diégèse et de l'univers narratif (c’est le 2ème tabou du catch, le plus secret, après celui très évident de la violence simulée des combats). Car au fond le catch, comme le cinéma, n'admet pas d'extériorité (puisque son univers EST la réalité). Lors d’une saison mémorable, un dispositif amusant avait été mis en place afin de laisser entrevoir cette instance cachée, avec l’ « Anonymous Raw General Manager », qui délivrait ses ordres par e-mail interposés. Un rituel imposait la lecture de ses messages impromptus, sur un ordinateur isolé en haut d’un pupitre. Cet épisode fut peut-être le seul moment où la machine-spectacle laissait entrevoir ou au moins soupçonner la présence d'un démiurge.
Une intervention de l' "Anonymous Raw General Manager" (à 3'54") :
Mais plus prosaïquement, au-delà de cette formidable synthèse des grandes théories du spectacle que Monday Night Raw réalise, il y a cette dimension fondamentalement populaire, comme on pouvait le dire du cinéma de genre des années 50-60, qui lui donne toute sa force : sexe, violence, action, dans ce qu’ils peuvent avoir de plus racoleurs et vulgaires, mâtinés d’un commentaire acerbe sur la société telle que la vivent ses spectateurs. Amours, amitiés, trahisons, mesquineries, rivalités, mais aussi succès momentanés, rêves de gloire, avec en surplomb l’autorité qui oppresse, la politique qui magouille, les dirigeants qui nous mentent. Il y a certes en cela une bonne dose de populisme, mais elle donne surtout lieu à une formidable catharsis, où l’on peut se venger par procuration de tous les politiciens véreux et incapables, de tous les patrons à golden parachute, à grands coups de pieds dans la mâchoire.
Car enfin le catch, ce spectacle souvent puéril, vulgaire, mais faussement simpliste, est toujours profondément moral. Les tricheurs, les menteurs et les manipulateurs, s’ils peuvent effectivement dominer la compétition la plupart du temps, finissent toujours par en payer le prix : une humiliation en règle sur le ring, rossés à coups de « candle sticks » , sous les acclamations du public. Nulle rédemption possible pour eux, et la violence qu’ils subissent alors peut paraître extrêmement cruelle, à la limite du lynchage ; mais ce serait oublier que nous sommes encore et toujours dans une mise en scène de la violence réelle, une simulation, connue et admise par tous comme condition du spectacle. Le poing vengeur de la foule contre les ennemis de ses propres valeurs (le fameux « hustle, loyalty, respect » ou le « never give up » de John Cena l’incarnant parfaitement), porte en lui l’idée du coup de poing et non sa brutale réalité.
C’est donc enfin cette étrange et paradoxale douceur du catch, vertu précieuse, qui nous apaise et nous délivre de toute la violence réelle du monde.
JPL
Toutes les infos sur le site de la WWE : wwe.com
La vie c'est comme une boîte de Krokets
Dans "Forrest Gump" (Robert Zemekis, 1994), Tom Hanks radote sur ce ton simplet qui a fait sa gloire : "La vie c'est comme une boîte de chocolats. On sait jamais sur quoi on va tomber." Chez Verhoeven au contraire, on est sûr de tomber sur de la merde. Foin d'optimisme naïf chez le réalisateur hollandais, à l'image de cette vendeuse de frites et de « Krokets » (boulettes de viande panées) qui s'approvisionne au rayon canin des super-marchés.
Dans "Spetters", trois jeunes fous de motocross (Rien, Eef et Hans) brûlent leur énergie dans la banlieue de Rotterdam, entre compétition, drague, baston et rêve de success story. Fientje, la vendeuse de la baraque à frites, sème la discorde dans leur groupe d'amis en les séduisant tour à tour.
Le film a défrayé la chronique en son temps (et scandalise toujours), notamment en raison de ses scènes de nudité extrêmement crues et parfois violentes. Mais loin d'être une simple provocation, leur raison d'être constitue à mon avis la clé de compréhension du film, et de l’œuvre de Verhoeven en général.
Verhoeven a déclaré à propos de ce film qu’il ne voyait pas pourquoi ne pas filmer le sexe frontalement, puisqu’il est là, puisqu’il existe. Ce qu’on prend chez lui habituellement pour du sarcasme ou du mauvais esprit part en fait d’une démarche profondément candide. Il s’agit de voir le monde tel qu’il est — et le monde est en 1980 à Rotterdam (et par extension dans le monde occidental), d’une irrémiscible laideur, d’un matérialisme total interdisant toute forme de transcendance. La religion est devenue ridicule, non pas qu’elle soit disqualifiée en soit par Verhoeven pour des raisons de croyance, mais parce qu’elle a perdu la compétition impitoyable lancée par le monde marchand. Ainsi l'ex-petite amie de Rien se réfugie dans la secte chrétienne non pas parce qu'elle a eu une révélation, mais parce qu'elle a été éconduite et se retrouve donc dans le camp des perdants. Sexe, argent et gloire (compétition) forment la nouvelle trinité.
La force naïve et brutale de Verhoeven est de prendre acte de cet état de fait, en levant le voile d’hypocrisie qui le recouvre. Car cette société maintient des tabous pour cacher sa véritable nature (parmi lesquels, celui de la représentation du sexe, ou des effets impitoyables de la compétition de tous contre tous). La première scène à faire éclater cette contradiction survient alors que les trois amis sortent d’une boîte de nuit, avec leurs conquêtes respectives. Deux d’entre eux se retrouvent dans un immeuble désaffecté, claironnant leur intention de bien finir la soirée, sexuellement parlant. Problème : d’un côté une fille a ses règles, de l’autre c’est le garçon qui demeure impuissant. Terrifiés à l’idée que l’autre couple n’entende pas le bruit triomphant de leurs ébats, chaque couple décide de simuler l’orgasme à grands cris. Et de se congratuler, et de se taper sur l’épaule à la sortie du couloir. Ou quand l’impératif de jouissance, la performance-consommation sexuelle deviennent des normes sociales et se heurtent à la réalité du sexe, que l’on peine à aligner sur un horizon pornographique.
Et Verhoeven feint de se comporter comme un idiot, qui a bien intégré cet horizon, mais à qui on a oublié de dire que c'était mal de le montrer trop ouvertement. Cependant Il faut préciser ici que son regard n'est pas pornographique au sens classique du terme ; c'est plutôt le monde qui se donne comme tel à ses yeux. A ce titre il est intéressant de comparer sa vision du sexe avec celle de Pasolini : ce dernier, après avoir dépeint un monde révolu où le sexe pouvait encore être naïf et innocent (la "Trilogie de la Vie"), a violemment rejeté ce rêve pour étaler l'horreur fasciste de la jouissance par la domination et l'humiliation dans "Salo" (1975). Pour Pasolini il s'agissait de dénoncer la défiguration anthropologique de l'Italie, brutalement transformée en société de consommation moderne dans les années 60. "Spetters" semble, lui, arriver longtemps après le désastre ; et sans aucun souvenir d'un autre monde possible. Ses post-adolescents crétins bâilleraient aux corneilles devant "Le Decameron", et ricaneraient devant "Salo" en mangeant du pop-corn. Enfants d' "Orange Mécanique", ils ne peuvent comprendre ce dont on leur parle. C'est sans doute pourquoi Verhoeven nous inflige une scène de viol homosexuel d'une brutalité inouïe, sur le personnage de Eef : car c'est pour lui le seul moyen de se révéler à lui-même. Constamment battu par son père, un protestant rigoriste, Eef est un hétéro surjouant toujours un peu trop la drague, s'en prenant un peu trop aux pédés. A force d'espionner et de racketter les prostitués homos qui opèrent dans les souterrains du centre-ville, il finit par être victime d'une vendetta par les plus forts d'entre eux. La scène de viol en réunion, à la limite du soutenable et en même temps grotesque, le "convertit" en lui révélant ses véritables penchants. Cette scène est donc difficile à accepter, car elle nous montre un viol aux conséquences "positives". Mais surtout elle nous dit : violence contre violence, tel semble être le fonctionnement de ce monde, et sa seule possibilité de jouir.
Paul Verhoeven aurait pu s'en tenir là de son discours, en le délivrant sur un ton tragique, pour nous révulser. Or ce n'est pas du tout le cas. En effet le réalisateur nous choque, nous dérange surtout parce qu'il a la capacité d'en rire. Et ce rire provient non pas d'une attitude moqueuse et surplombante (ça, c'est le champion de motocross Gerrit, qui met en scène sa supériorité sur Hans à la TV), mais d'une ironie dévastatrice. Le problème c'est que cette ironie n'est même pas désespérée, car il est clair que Verhoeven n'a pas de croyance ou de nostalgie d'un monde meilleur à opposer à celui-ci. Il tire seulement sa force, son énergie, de cette violence absurde qu'il révèle contre elle-même. On peut voir là un esprit "punk", joyeusement nihiliste ; en témoigne cette scène horriblement drôle où un bon père de famille balance ses oranges sur la route, sans voir qu'elle arrivent droit dans la figure de Rien, en pleine accélération sur sa moto. Faisant une embardée, le pauvre atterrit dans un ravin et se fracasse l'entre-jambe sur une borne. Fini le sexe, finie la gloire... dans une sorte de remake du gag de la peau de banane.
Tous ses excès (gore, sexe, violence) et son ironie débridée ont valu à Verhoeven le surnom de "Hollandais fou" (en même temps qu'un ticket pour Hollywood, en forme d'exil). L'expression est intéressante, surtout pour le deuxième terme, à condition de le prendre dans son acception moyen-âgeuse : car Verhoeven est bien ce "fou du roi", qui sait divertir comme personne, tout en glissant des commentaires au vitriol dans son spectacle. Ce talent particulier explosera dans "Robocop" et surtout "Starship Troopers", sommet d'ironie anti-fasciste, réalisé au coeur du cinéma Hollywoodien et de sa propagande la plus grossière.
Punk ou fou du roi, Verhoeven fait preuve en tout cas d'un esprit totalement irrecevable pour les belles âmes humanistes, comme pour les extrémistes en tous genres. Et après tout c'est peut-être la qualité principale du cinéaste, que de nous délivrer des niais comme des purs.
JPL